J’ai toujours
aimé partager avec mes aïeux les récits de leur enfance ou de leur jeunesse :
parler des jours d’avant, regarder les vieilles photos, comprendre ce qu’était
la vie avant…
Et puis le monde a tellement changé en peu de temps qu’il m’est toujours apparu important de garder dans un coin de ma tête les souvenirs des autres un peu comme des témoins historiques de l’Histoire.
Et puis le monde a tellement changé en peu de temps qu’il m’est toujours apparu important de garder dans un coin de ma tête les souvenirs des autres un peu comme des témoins historiques de l’Histoire.
Alors qu’on
célèbre en ce moment les 50 ans des événements de mai 68, on voit partout les
images des révoltes étudiantes et on revoit les grandes figures de cette époque.
Comme souvent l’Histoire ne retiendra que les personnages importants de cette
période et les grands faits marquants : les barricades, les ouvriers en
révolte, les étudiants qui se rebellent… Mais pour moi qui ait grandi avec des
parents qui avaient 20 ans en mai 68, cela a sonné comme une envie de raconter.
Raconter ici ce que mes parents avaient vécu à cette période et comment ils s’en souvenaient aujourd’hui.
Avoir 20 ans et
vivre des changements qui vont bouleverser le monde n’est pas donné à toutes
les générations. Leurs parents avaient vécu la guerre et ce sujet revenait à chaque
repas de famille… En 68, les jeunes qui avaient peu la parole jusqu’alors ont
vu leur place s’affirmer dans la société qui en est ressortie irrémédiablement
changée…
Moi qui avait
20 ans en 98 (l’année de la coupe du monde), j’ai eu envie de les interroger sur
cette jeunesse qui a été la leur et ils ont accepté de se prêter au jeu.
Deux jeunes
gens. 17 et 19 ans au moment des faits. Deux banlieusards à une époque où la
banlieue était le paradis des classes moyennes. Deux enfants issus de milieux modestes
mais faisant preuve de capacités au-dessus de la moyenne et qui ont eu
conscience que les études leur permettraient de gravir l’échelle sociale. Deux
éducations : mon père fils de gaulliste avec une éducation très stricte,
des valeurs traditionnelles et ma mère avec des parents plutôt à gauche mais
sans véritable engagement et plutôt permissifs pour l’époque non par choix mais
par une absence totale de principes éducatifs.
Ils ne se
connaissent pas encore. Ils ne sont pas forcément au cœur des événements, parce
qu’ils sont encore un peu jeunes, parce que leur conscience de classe ne les
autorise pas à se mobiliser facilement. Hormis dans les mouvements ouvriers, il
faut savoir que la plupart des étudiants actifs à cette période en Europe
étaient issus de classes socio-professionnelles élevées. Beaucoup de jeunes se
sont contentés de regarder, certains ont vu les manifs parfois y ont participé
mais peu étaient au cœur. Ma mère, un peu plus âgée que mon père à l’époque, a
été dans les manifs et s’était même retrouvée en photo dans Paris Match (qu’elle
s’était bien gardée d’acheter à l’époque de peur que mon grand-père tombe sur sa
photo…).
Mais ils ont
été marqués par cette période comme beaucoup d’autres de leur génération et ils
ont bénéficié de ce vent de liberté qui a changé notre société.
Ma génération
est à la fois critique et jalouse de cette période. Critique car nous subissons
malgré eux l’hégémonisme de cette génération qui semble prendre toute la place.
Contrairement à nous, ils ont pu manifester, s’engager en bénéficiant d’une
situation économique favorable. Beaucoup de sociologues pensent aujourd’hui que
cette génération de babyboomers n’a pas su laisser de la place aux générations
suivantes.
Jalouse car ils
ont vécu une époque de liberté où tout semblait facile qui nous séduit tant sur
le plan de la musique, que sur les plans vestimentaires, déco… Les années 68/70
continuent d’inspirer et de faire rêver.
Ce mai 68 qui a
bercé mon enfance continue-t-il 50 ans après de les faire vibrer, du souffle qui nous anime quand on a ce bel âge ?
Quel jeune étais-tu en mai 68 ?
Papa
« Je
n’avais qu’à peine 17 ans et je n’étais encore qu’un enfant plus version Dalida
que Jules Vallés. J’avais encore envie de m’amuser et je passais la plupart du
temps à jouer au football dans le quartier, où sur notre seul terrain ouvert à
Savigny sur Orge, et bien sûr en club. Je venais d’avoir ma première guitare
(Une Framus comme Joan Baez que j’écoutais déjà oui, oui) et j’avais ma
première chaine stéréo, parmi mes premiers disques, l’intégrale des symphonies
de Beethoven éditées par Sélection du Reader Digest (modèle culturel
incontournable de l’époque dans nos banlieues). Déjà j’avais lu beaucoup de romans
mais surtout des livres sur l’histoire (Moyen Age et 2e guerre
mondiale).
J’étais quand
même assez fier d’être dans un Lycée Parisien (Jean Lurçat avenue des Gobelins
Paris 13 avec beaucoup de fils et fille à papa) dans une filière de
bac commercial (le fameux bac G).
Je
n’ai pas ressenti ce mouvement comme un moment émancipateur ni exaltant. Bien
au contraire, moi le petit banlieusard, élevé dans un milieu réactionnaire, mon
père gaulliste pur et dur, homme d’ordre avant tout, m’avait plutôt emmené vers
ses valeurs. De plus j’admirais De Gaulle, le libérateur, celui qui avait lutté
contre l’occupant allemand et avait su redresser la France, je ne voyais pas
clairement tous les autres aspects du personnage et en particulier son esprit
si conservateur.
La
télévision avait 2 chaines mais sous le monopole de l’ORTF aux ordres du
gouvernement (et dire que l’on se plaint aujourd’hui…) et mon père était abonné
au Parisien Libéré. »
Maman
« En mai 68 j'avais 18 ans presque 19. J'habitais à Savigny sur Orge
dans l'Essonne dans une maison avec mes parents et mes deus sœurs. J'étais en
terminale D au Lycée Corot de Savigny.
J'étais une élève un peu timide, appliquée et très sociable. Venant d'un
milieu très modeste j'étais peu sûre de moi parmi une majorité d'élèves bien
plus favorisées.
J'aimais la lecture, le cinéma (uniquement à travers la télévision, j'avais
du aller une fois dans ma vie au cinéma et jamais au théâtre).
J'aimais aussi le sport. J'aurais aimé faire du tennis. Je pratiquais la
course à pied et j'avais découvert la gymnastique au Lycée en seconde.
Mes autres loisirs étaient des promenades en vélo avec mes amis ainsi que
les boums du dimanche après midi.
J'aimais la musique (Johnny Halliday, les Beatles, Joan Baez et surtout Léo
Ferré) »
Que faisais-tu en mai 68 ?
Papa
« Quand
les premiers troubles ont débuté, j’étais en stage dans le cadre de mon cursus
scolaire à La Documentation Française (Quai Voltaire) ce centre éminent et
nouveau d’éditions documentaires dépendait directement du premier ministre
(j’avais d’ailleurs dû aller avenue Matignon pour me présenter). Ce n’était pas
du tout un choix politique de ma part mais l’envie de côtoyer ce milieu de
l’édition. Il faut dire que j’avais eu le premier choix en tant que premier de
la classe.Tous les jours je descendais à la station de métro Rue du Bac (il
circulait encore quelques rames) mais pour venir de ma banlieue j’ai du prendre
plusieurs fois des camions militaires qui remplaçaient les bus absents. Une
semaine durant plus rien ne
fonctionnait. Le quartier où je me
rendais marquait le bout du Boulevard St Germain et était proche de la faculté
de médecine Rue des Saints Pères. Je n’ai été mêlé aux manifestations qu’une
seule fois car elles se déroulaient plutôt le soir et la nuit. Par contre tous les matins les dégâts étaient
visibles et les restes de barricades s’amoncelaient. Pour moi, à l’époque
c’était la « Chienlit » et c’était un ramassis de fils de bourges en
goguette…..
Un évènement
m’a marqué cependant plus que les autres, c’est le départ de De Gaulle à Baden
Baden, je n’ai pas vraiment compris ni admis cette attitude, pourquoi fuir et
qui plus en Allemagne, lui l’homme de Londres ?
Puis tout a
repris son cours, les syndicats de salariés ont obtenu par les accords de
Grenelle des avancées considérables (hausse des salaires de 7%, du salaire
minimum de 35%, la semaine de 40 heures, les Allocations Familiales…)
Quant aux
étudiants ils ont repris difficilement le chemin des facs en roue libre
jusqu’aux vacances, les bacheliers n’ont jamais été aussi nombreux que cette
année-là. »
Maman
« En mai 68 je préparais mon bac. J'ai tout de suite été favorable à
ce mouvement. Et j'ai participé à des rassemblements et des réunions au
Lycée. Je suis allée quelque fois manifester à Paris en cachette de mon père
avec quelques amis. Il n'était pas vraiment opposé aux événements mais avait
peur pour moi.
Comme beaucoup de jeunes j'espérais changer le monde, mettre fin à la
rigidité des mœurs sous De Gaulle. J'espérais plus d'égalité entre les
différentes catégories sociales, l'abolition de la puissance du capitalisme et
de la société de consommation que l'on présentait déjà, bien que
personnellement j'en avais encore très peu profité.
J'avais 18 ans pas encore majeure à l'époque et encore très peu engagée
dans la vie. C'est après 68 et mes années de fac que j'ai muri et affirmé mes
opinions politiques. Je suis sortie de mon milieu.
Pendant cette période je me rappelle avoir été passer un examen (le
concours général je crois) en camion militaire à Versailles, vu qu'il n'y avait
pratiquement plus de transports. Ce n'était pas un examen important et je ne me
rappelle pas du résultat.
Par contre j'ai le bac 68 qui fut tout de suite considéré comme un bac nul.
Pas d'écrit et 80% de réussite contre 60% en 67. Cela m'a cependant ouvert les
portes de l'université où j'ai aimé étudier.
C'est une période de deux mois où plus rien ne fonctionnait, certaines
personnes avaient fait des réserves de peur de ne plus rien trouver dans les
magasins, les banques étaient fermées et pourtant la vie continuait. Tout
semblait possible et permis. Pour deux mois on pensait être tous égaux, qu'il
n'y aurait plus de différence de classe. C'était pour ceux qui y croyait et
j'en faisais partie une période d'insouciance, de légèreté et de liberté. »
Qu'espérais-tu changer en mai 68 ou qu'espérais-tu voir changer dans le
monde ?
Papa
« Le ver
était dans le fruit et en particulier dans les têtes et surtout dans la mienne
aussi. Tout ça a muri et m’a bien ouvert les yeux, j’ai commencé à m’affronter
politiquement avec mon père et aussi avec mon oncle Paul, fervent communiste. Pour
moi le monde devait changer et c’est mon entrée dans le monde du travail qui
fut le détonateur. Je n’avais pas 20 ans et pas encore mon BTS en poche (les
cours étaient finis et l’examen pas achevé) que je débutais à Euromarché comme
stagiaire Chef de rayon. J’allais très
vite y comprendre ce qui m’attendait et
d’où je venais, je voulais vivre et découvrir le monde mais aussi le changer
car je percevais déjà toutes les injustices, je n’étais pas au bout de mes
peines. Pour moi en fait 1968 a été un catalyseur, pour nous les enfants du
baby-boom. Un processus lent mais irréversible s’est mis en place, plus
collectif, plus revendicatif, plus systémique et c’est mon adhésion à la CFDT
en 1974 qui a tout bousculé (laboratoire
d’idées, émancipation individuelle et collective, principes de parités,
d’égalités ) le monde devenait plus tolérant, plus léger aussi, fini de marcher
la tête basse, reconstruire n’était plus le mot à la mode, c’était construire,
bâtir qu’il fallait.
Maintenant je
le sais, 1968 a influencé beaucoup de choses et pas seulement pour moi. »
Maman
« Avant 68 mes rêves étaient un peu flous. Je souhaitais avoir un
métier intéressant et plutôt intellectuel comme enseignante, ce dont rêvait
souvent les jeunes filles comme moi qui accédaient aux études. Je me voyais
plus riche avec une voiture dans une maison confortable, tout ce que j'avais
très peu connu.
Par contre je n'aspirais pas au mariage ni à avoir des enfants. J'avais
surtout envie de profiter un peu et de voyager. Après 68 allant à l'université
à Paris j'ai commencé à réaliser une partie de mon rêve " étudier".
et très vite j'ai décidé de m'orienter non plus vers l'enseignement mais vers
la recherche.
Je n’ai jamais rêvé d'un métier où je gagnais beaucoup d'argent. L'accès à
une classe supérieure passait par la connaissance. J'ai pris un peu d'autonomie.Je
suis partie parfois en vacances et en week-end avec des amis rencontrées à la
fac. J'allais au cinéma et au théâtre.
Par contre avant et pendant 68 j'étais encore très peu sensible au
féminisme ni à la libération sexuelle. J'avais des petits copains mais cela se
limitait à des flirts et me suffisait. Les filles avaient encore peu de liberté
et peur de tomber enceinte. Et dans mon cas, cela aurait été la fin de
l'émancipation et de mes rêves. »
Que voudrais-tu dire aux jeunes qui ont 20 ans en 2018 ?
Papa
« Avoir 20
ans est de toute façon un moment important de la vie, ce n’est pas un
basculement (d’ailleurs la majorité était encore à 21 ans). Aujourd’hui avoir
20ans n’est sans doute pas comparable car beaucoup de choses ont changé,
évoluée( ?) mais cependant c’est un moment de la vie où l’on est plein
d’énergie, normalement très curieux, pas
près à avaler les couleuvres que les obligations et responsabilités de l’avenir
adulte finiront par rendre inévitables. Je dis seulement aux jeunes vivez vos
20 ans car tout passe très vite… »
Maman
« Ce que je dirais aux jeunes : Mai 68 a été possible car la société
était en pleine croissance avec beaucoup moins d'inquiétude sur l'avenir
qu'aujourd'hui. Malgré des erreurs 68 a apporté beaucoup de changements
positifs dans la société française. Mais tout était déjà en germe depuis
plusieurs années (musique cinéma, littérature, manière de se vêtir...) 68 a
précipité les choses mais une société ne change pas brutalement.
Malheureusement,
la société a beaucoup évolué sur le plan moral et culturel, ce qui était très
bien mais le capitalisme en est sorti vainqueur. Après deux mois d'exaltation
tout est reparti comme avant.Par contre ce que l'on peut dire ce n'était pas
mieux avant, c'était très différent. Notre monde a beaucoup changé en 50 ans.
Vous avez beaucoup plus que nous mais vos désirs et manques sont plus grands
que nous…On avait moins conscience de ce manque car la société de consommation
était à ses débuts et nous offrait beaucoup moins de choses à désirer. La
société était beaucoup plus cloisonnée. Comme on disait « chacun à sa
place » ...
En outre il n’y avait pas tous ces moyens de
communication. Du coup les frustrations étaient moins importantes. En 68 nous
avons cru pouvoir changer le monde mais nous n'avons peut-être pas assez
compris que sans une prise de conscience individuelle cela ne pouvait pas durer
dans le temps Chaque comportement compte et la manière que l'on organise sa vie
est importante : lutter contre le gâchis, la consommation excessive, ne pas
manger les produits industriels chers et mauvais pour notre santé, respecter la
nature...
50 ans après quel souvenir en gardes-tu ?
Papa
« Au bout
du compte je ne suis pas nostalgique de 1968, mais je suis sûr que ce joli mois
de mai m’a marqué et je crois qu’il m’a permis de passer d’une vue très
droitière du monde vers un comportement et un mode de vie plus à gauche
(d’aucuns pourraient peut-être ricaner et penser que je suis devenu un vieux
con centré.) »
Maman
" Mai 68 à été pour moi une période d'effervescence avec beaucoup d'échanges entre les gens Dans les rues il y avait de la solidarité , de l'égalité et beaucoup de bienveillance entre les gens. C'est une période une peu rêvée bien loin des contraintes actuelles. Je me rappelle l'insouciance mêlée d'espoir d'un monde différent que l'on pensait forcément meilleur Par contre après 50 ans j'en n'idéalise pas cette époque."
" Mai 68 à été pour moi une période d'effervescence avec beaucoup d'échanges entre les gens Dans les rues il y avait de la solidarité , de l'égalité et beaucoup de bienveillance entre les gens. C'est une période une peu rêvée bien loin des contraintes actuelles. Je me rappelle l'insouciance mêlée d'espoir d'un monde différent que l'on pensait forcément meilleur Par contre après 50 ans j'en n'idéalise pas cette époque."
Un grand merci à mes parents de s'être prêté au jeu des souvenirs pour ce blog.
1 commentaire:
Passionnant et émouvant ces témoignages. On sent que tes parents ont beaucoup de recul sur la question, sans nostalgie ni les récits guerriers factices qu'on peut entendre dans la bouche de certains ! Merci pour ce partage !
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